Il vérifiait toujours son nœud de cravate dans le ventre rebondi de la bouilloire… Celle qu’il préférait, c’était celle à pois roses, celle qui lui donnait un air de Dandy.
Il mangeait ses toasts beurrés, avalait son café du bout des lèvres, s’essuyait les coins de la bouche en y tamponnant sa serviette, enfilait sa veste grise. Dans l’entrée, le miroir lui renvoyait une silhouette impeccable. Pour entretenir son allure de jeune homme, il dévalait les escaliers, ne prenait jamais l’ascenseur. Il se rendait alors à l’étude de maître Leduc, où il était clerc de notaire depuis quelques mois. Il déménageait souvent.
Ses yeux d’un bleu transparent, son accent slave et sa démarche élégante attiraient l’attention ; il avait beaucoup de charme.
À l’étude, il était d’une grande discrétion, efficace et rendant service ; il pouvait traiter un dossier rapidement, et Maître Leduc lui demandait conseil lors de certains litiges. Ses connaissances en droit étaient irréprochables ; il avait, en plus, une finesse qui le rendait très efficace, sachant comment s’y prendre pour mener les affaires à terme. Investi d’un rôle plus important que simple clerc, maître Leduc pouvait lui confier certains dossiers embarrassants, sachant qu’il trouverait les solutions adaptées. Il jouissait de son entière confiance.
Il habitait dans un autre quartier, moins chic et éloigné du centre.
Lunettes noires et feutre bien enfoncé sur les oreilles, il était méconnaissable en prenant la rame de métro n°9 qui le ramenait chez lui.
Solitaire, il avait ses rituels et la propreté de son appartement aurait plu à de nombreuses femmes. Le style Art Déco et les tableaux de Tamara de Lempika rajoutaient une certaine sensualité au décor.
Il pouvait pendant plusieurs mois mener une vie tout à fait normale et soudainement une fièvre délirante s’emparait de lui et décidait à sa place ; il fallait qu’il sorte et qu’il mette son projet à exécution.
« Entre chiens et loups », il arpentait les rues et bientôt, il repérait sa proie, la suivait et cherchait à capter son attention ; quelquefois, il lui adressait directement la parole, avec une invitation pour un café, un repas ou une nuit d’hôtel, suivant son humeur et le côté charmant ou non, du monsieur.
Intérieurement, la « machine » se mettait en marche et ses yeux brillants, sa peau moite, auraient dû affoler ses amants d’un soir. Tout son être se transformait et les victimes, en général, n’avaient pas le temps de réagir : les gestes étaient, réfléchis, posés, efficaces.
Ce qu’il préférait, c’était cette montée d’adrénaline incontrôlable qui prenait possession de tout son être et ne pouvait s’apaiser qu’après l’étranglement. Il passait d’une extrême douceur à une nature violente, serrait avec jouissance jusqu’au clic final, en regardant sa victime agoniser.
Respirait profondément.
En repartant se mêler à la foule, le nœud était à nouveau impeccable, lui aussi. Il se dirigeait vers une terrasse de café et commandait un chocolat chaud, ne retrouvait sa paix intérieure qu’en avalant le nectar fumant… attendait quelques temps, et, apaisé, rentrait chez lui, prendre une douche.
Tous les macchabés portaient de grosses moustaches mais la police ne fit pas le lien rapidement, l’homosexualité fut mise en avant, masquant les autres points communs.
Neuf cadavres avaient été retrouves étranglés.
Il n’y avait aucun indice, pas d’empreintes digitales (il n’en n’avait plus, suite à une maladie de peau contractée à l’âge de 16 ans.)
Le crime parfait, net, sans bavure, apparemment sans mobile.
Tous les trois mois environ, l’envie de tuer devenait imminente. Il sentait quelques jours avant, un changement d’humeur, devenait irritable, stressé, n’entendait plus les autres, sa « voix intérieure » lui sommait de passer à l’acte et il obéissait, presque soulagé de se retrouver dans cet état second qu’il aimait tant.
Lorsqu’il aborda Julien dans la rue, celui-ci ne put réagir, presque hypnotisé par l’éclat bleu tendre de son regard. Igor ressentit une certaine confusion, troublé lui aussi par la voix du jeune homme ; un sentiment amoureux effleura son esprit, il sourit, laissant monter le désir… puis se ressaisît rapidement et l’étranglement le fit jouir… Le corps s’écroula, flasque. Mais la position qu’il prit sur le sol n’était pas habituelle : Igor eut envie de caresser ses grosses boucles de chérubin… il se hâta, troublé, réajusta sa cravate.
Son café préféré avait portes closes et le second était en rénovation, ce qui le contraria beaucoup ; mais les forces lui manquaient, il fallait qu’il s’abreuve tel un vampire en manque. Il s’installa au bar, ce qu’il ne faisait jamais, se détendit en voyant arriver le chocolat fumant, prit la tasse à deux mains avant même que le serveur ne la pose sur le zinc ; il leva les yeux, ce qu’il n’aurait pas dû faire !
Les magnifiques bacchantes du barman l’empêchèrent de déguster son breuvage salvateur et Igor s’évanouit, tombant à la renverse ; une mousse blanche sortait au coin des lèvres : il convulsait.
Les pompiers arrivèrent rapidement et c’est à l’hôpital que la vérité fut dévoilée : Igor souffrait de troubles psychiatriques sévères. Les soins et l’accompagnement thérapeutique s’avéraient nécessaires dans une clinique spécialisée.
Igor s’en est échappé depuis quelques jours…
Et j’aperçois dans la salle quelques beaux moustachus.
« Soyez sur vos gardes ! »
Fin
Décembre 2011